top of page
Photo du rédacteurCéline Wagner

Faire des romans graphiques est ma façon d'apprendre à ne tirer aucune conclusion dans le travail...


Le 24 / 07 / 2017


Quand je travaillais sur Tatsumi Hijikata, j’avais appris qu’il se jouait au théâtre du Glode de Bordeaux, un grand classique du butô contemporain, Utt, le spectacle de Carlotta Ikeda et de son chorégraphe Ko Murobushi, crée en 1981. N’étant plus en mesure de danser, Carlotta avait transmis ce spectacle à une jeune disciple, Maï Ishiwata, qui s’apprêtait à en donner la première le 10 octobre 2014.

Le 1er septembre je réservais ma place, impatiente de découvrir une danse imprégnée, bien qu’émancipée, de Tatsumi Hijikata, héros de Frapper le sol (édit° Actes Sud) et créateur du butô.

Je prévoyais d’emporter avec moi quelques dessins, peut-être aurais-je la chance de croiser la grande dame et de lui montrer mes ébauches...

Carlotta Ikeda est décédée le 24 septembre, une quinzaine de jour avant la première. L’annonce de la nouvelle sur le site du théâtre témoignait de la sidération de l’équipe des organisateurs et de la compagnie Ariadone.

Je pensais à la jeune danseuse qui s'apprêtait à danser pour la première fois en public, devant la femme qui lui avait transmis l’une de ses plus belles créations... Ce qui devait la porter sur scène venait de tomber. A présent, où allait-elle puiser l'impulsion qui devait la mettre en mouvement ?

Le jour venu, avant de prendre la route, j’ai posé contre le mur de l’atelier mon carton à dessin contenant les planches de Frapper le Sol, avec le sentiment, une fois de plus, de comprendre trop tard ce que j'étais en train de découvrir : La danse, le mouvement extrait des profondeurs, en soi, et non guidé par une musique ou un rythme, rien qui ne vienne du dehors...

Le 17 octobre j’étais dans le public, au premier rang. La salle était petite et les bancs inconfortables, je me suis assise à terre en tailleur. Je touchais le sol que la jeune danseuse s'apprêtait à fouler. Elle apparaîtrait bientôt. Dans quelle direction ? De quel coin sombre sa silhouette allait-elle s'extraire avec une infinie lenteur ?

Dans une obscurité et un silence absolu, j’ai soudain senti glisser à quelques mètres de moi, ses pas, et aperçu sa silhouette blanche rompre le noir, juste éclairée par une poussière scintillante... Avec d’imperceptibles mouvements elle progressait, pieds nus, les mains gantées de laine, une robe de bure crayeuse brouillait les lignes de son corps. Le public et la danseuse étaient en deuil et les craintes de l’artiste étaient palpables à chacun de ses pas. Puis, au cours de ce temps étiré, hors d'une réalité de de plus en plus lointaine, nous avons assisté à la progression des forces qui s'installaient en elle ; elle oublia notre présence, prit ses repères dans le noir et évolua dans cet espace, sans contours. L’émotion du public était telle que nos respirations s'étaient mises au diapason de son souffle.


Maï Ishiwata 2014, photo Fréderic Desmesure

Karlotta Ikeda 1982, photo Laurencine Lot

« Et du Minuit demeure la présence en la vision d’une chambre du temps où le mystérieux ameublement arrête un vague frémissement de pensée... »

« Certainement subsiste une présence de Minuit. L’heure n’a pas disparu par un miroir, ne s’est pas enfouie en tentures, évoquant un ameublement par sa vacante sonorité. »

Stéphane Mallarmé, Igitur


Dessin Céline Wagner


« L’accomplissement n’est qu’un moment insignifiant. Ce qui est fait doit d’abord être rêvé, pensé, saisi à l’avance par l’esprit, non pas dans une contemplation psychologique, mais par un mouvement véritable. »

Maurice Blanchot - L’espace littéraire.


Dessin Céline Wagner d'après Hans Bellmer

« Pendant la nuit elle rêve d’une créature belle et dangereuse. Tout à la fois fille et serpent – aux longs cheveux. Cette créature médite la destruction du monde qui l’entoure. Alors, au cours d’une opération effectuée avec le plus grand soin, on lui ôte tout ce qui pourrait lui permettre de préparer cette destruction. On lui enlève le cerveau, le cœur, le sang et la langue. En tout premier lieu on lui enlève les yeux, mais on oublie de lui enlever les cheveux. C’est là l’erreur. Car, aveugle, exsangue et muette, la créature acquiert maintenant une telle puissance que son entourage ne peut que trouver son salut dans la fuite. Que peut bien signifier tout cela ? »

Unica Zürn - L’Homme Jasmin – 1962


Dessin Céline Wagner d'après Hans Bellmer

« La mort ne vient pas. Ne viendra plus cette année. Dormir et manger. Agir sans élan, en passant. La merveille, elle, ne se produit pas quand on l’attend. Voilà ce que j’avais totalement oublié. Une merveille arrive quand on ne l’attend pas. » Unica Zürn - Vacances à Maison Blanche


Dessin Céline Wagner

« De nombreux auteurs ont avancé l'idée que la schizophrénie serait une maladie radicalement différente de toutes les autres formes de pensée et de comportement humain. Tout en convenant qu'elle constitue un phénomène isolable, nous pensons que mettre ainsi l'accent sur les différences qui la séparent du comportement «normal», est une démarche stérile, du même ordre que l'effrayante ségrégation physique imposée aux psychotiques. Pour notre part, nous estimons que la schizophrénie suppose certains principes généraux, qui sont importants pour toute communication, et qu'il existe donc des ressemblances substantielles entre la communication schizophrénique et la communication dite «normale» »

Extrait - Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit


Dessin Céline Wagner - La Trahison du Réel, édit° La boîte à Bulles

« La difficulté tragique de l’entreprise, c’est que dans le monde de l’exclusion et de la séparation radicale, tout est faux et inauthentique dés qu’on s’y arrête, tout vous manque dés qu’on s’y appuie... »

L’espace Littéraire - Maurice Blanchot



Bibliographie pour La Trahison du Réel :

Vacances à Maison Blanche, derniers écrits et autres inédits, Unica Zürn, Joëlle Losfeld, 2000

L’Homme Jasmin, Unica Zürn, Gallimard 2012

Sombre Printemps, Unica Zürn, Motifs 2007

Le blanc au point rouge, Unica Zürn, Ypfilon 2011

Petite anatomie de l’image, Hans Bellmer, Allia 2016

Strindberg et Van Gogh, Swedenborg-Hölderlin, Karl Jaspers, aux éditions de Minuit 2014

L’espace Littéraire, Maurice Blanchot, Gallimard 2014

Vers Une écologie de l’esprit, Grégory Bateson, Poche 2008

Essais sur la schizophrénie et le traitement des psychoses, I L’impossible réalité, Ginette Michaud, Erès 2008

Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault, Gallimard 2017

La maison du Docteur Blanche, Laure Murat, JC Lattès 2001

L’art jusqu’à la folie, Alain Vircondelet, Rocher 2016

La folie de l’art brut, Roxana Azimi, Séguier 2014


Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 28 mai 2019

Le 06 / 11 / 2016


Le premier outil du récit est le lieu. Quel est le lieu du roman graphique et pourquoi avoir recours à des images ?


Le 07 / 11 / 2016


Un lieu

Jeu d’ombres et de lumières, de vides et de pleins

Illusion d’entrer et de sortir, de plusieurs directions possibles

De perspectives.

Un lieu

Indissociable d’une présence

Erigé, dépassé,

Eternel parce qu'il nous survit.

Un lieu

A ciel ouvert

Pénètre-t-on dans une forêt ?

Quand le premier plan recule à l’infini ?

Les directions sont identiques

On avance pourtant.

Le lieu se dérobe

En même temps qu'il s’étale

Chaque ombre

Se confond à une silhouette humaine

On avance à tâtons

Entre obstacles et échappées

En parallèle d'un monde

Dont le langage sourd et faible parvient

Indéchiffrable.

Les rituels ?

Ils s'enchainent tout le long des journées vides,

Ils n'ont ni commencement ni fin,

Ils se dilatent.

La confusion construit sa pensée propre.

Un lieu

Ou l'illusion d’une liberté possible.

Céline Wagner

Le 07 / 11 / 16


« Toute puissance du vide qui se consume éternellement. »

L’espace littéraire - Maurice Blanchot

10 / 05 / 2017


Le Camps des Milles d’Aix-en-Provence


« Sous toutes ses formes, il était envahi par l’impression d’être au cœur des choses. »

Thomas l’obscure – Maurice Blanchot


Note : Le texte sur le Camps des Milles a été publié dans son intégralité dans La Trahison du Réel, éditions de La Boîte à Bulles 2019.


Céline Wagner

Le 11 / 06 / 17

« Il ne s’agit pas de rendre le visible, mais de rendre visible. »

Paul Klee (Cours de Gilles Deleuze sur la peinture)

Le 17 / 06 / 2017


Le musée d’art sacré de Saint-Pierre-de-Chatreuse


Saint-Pierre-de-Chartreuse est un village de montagne à quelques kilomètres de Grenoble. Ce qu’on appelle le musée d’art sacré est une petite chapelle, comme il en existe beaucoup à travers les villages de France ; petit lieu de culte campé sur une place ceinte de chemins de randonnées. Cet endroit discret, anodin bien que charmant, abrite l’œuvre d’un peintre que j’ai découvert par hasard, dans le foutoir d’un bouquiniste d’Auvers-sur-Oise. Il aurait été parfaitement normal que je n’entende jamais parler d’Arcabas, il n’existe à son sujet aucune édition courante, le peintre n’est rattaché à aucun mouvement pictural d'envergure, les ouvrages à son sujet sont largement confidentiels. La caverne aux livres, d’Auvers-sur-Oise, bâtiment de marchandises désaffecté relié à deux anciens wagons de tri postal des années 30, sert de dépôt de livres anciens en tous genres ; l’abondance et le désordre y sont tels, qu’y rencontrer un livre essentiel à vos yeux transforme votre journée et redonne à votre intuition toute sa vigueur. Au milieu des romans de gare et des classiques, des beaux livres, dont certaines éditions remontaient à plusieurs décennies, le recueil de peintures d’Arcabas sur Les Pèlerins d’Emmaüs attendait. Je ne connaissais ni les éditions du Cerf ni François Bœspflug, en fait, je ne connaissais aucun des termes figurant sur la couverture. L’image qui l’illustrait m’a tout simplement happée. Je me suis dirigée vers elle comme si je la cherchais depuis toujours ou avais rêvé de la réaliser un jour ; cette trouvaille fût de l’ordre du bonheur. J’ai ouvert le livre et l’ai parcouru, je me fichais complètement du texte qui, bien entendu, faisait l'éloge du peintre. J’admirais les aplats matiéristes d’Arcabas, les saillies laissées par d’épaisses couches de peinture à l’huile, la feuille d’or qui côtoyait de larges pans de couleurs boueuses, rompues brutalement pour aborder les teintes les plus flamboyantes. Les décors, les silhouettes, les expressions étaient traités avec la même rudesse et la délicatesse apparaissait dans la sensibilité des regards. Le peintre semblait travailler avec un panel d’instruments qu’on n'imaginait pas en lien avec l'imagerie biblique, le traitement était d’une incroyable modernité. Les formes se libéraient, non seulement d’un tableau à l’autre mais au sein de la même image, il était possible de suivre de page en page le raisonnement du peintre, littéralement en communion avec son sujet. Son inspiration semblait inépuisable.

Arcabas aborde, par la figure humaine, le deuil, le doute, l’attente, l’émerveillement et la dévotion, avec les couleurs les plus chaudes et des arabesques enfantines. J’observais ses mélanges d’huile et de pastels, d’encre de chine et de crayons, de formes géométriques inattendues dans un déploiement inépuisable d’humanité.

Il m'a suffit de brèves recherches pour apprendre qu’Arcabas était le peintre fétiche de la région Grenobloise qui l’a vu naître, et qu’il avait travaillé trente trois ans à orner l’Eglise Saint-Hugues-de-Chartreuse de peintures illustrant différents passages de la bible. Trente trois ans... le même temps évoqué par Cheval pour son Palais... Je me rendis à la chapelle quelques mois plus tard pour découvrir en nature ce qui m'avait fait rêver dans le livre, et je fus frappée par l'extrême modestie de la bâtisse qui arborait fièrement le titre de Musée d’art sacré contemporain. Je poussais la porte. Le lieu était vide. Un agent de la sécurité très mélancolique m’accueillit timidement ; j’avançais, bien que gênée, pour qu’il procède à la fouille de mon sac avec un brin d'embarras. Enfin, je découvrais le corps de ces images visionnées cent fois dans l'ouvrage acquis au hasard dans le wagon d'Auvers-sur-Oise. La nef et les bas-côtés s’effaçaient derrière la multitude de ces visages, de ses scènes de la vie de tous les jours, regardées sous l’angle de la confiance et de la joie, comme pourraient l’être les dessins d’un enfant passionné de peinture et de couleur. Je ne suis pas croyante mais, à ce moment-là, cela n’avait aucune importance ; aucune considération d’ordre idéologique n’aurait pu ternir mon enthousiasme pour ces peintures d’une rare fraîcheur.

Je prêtais une attention particulière aux différentes représentations du Christ ; le peintre ne l’avait pas représenté deux fois de la même façon ; j’y voyais là une liberté pour lui-même, une distance entretenue envers son sujet qui le passionnait malgré tout et lui prenait tout son temps. En même temps Arcabas était parvenu à transmettre un respect intact pour le mystère entretenu autour de cette figure de légende. On ne sait pas à quoi ressemble le Christ, ni même s’il a existé et Arcabas le montre. Avec toute sa foi et ces questionnements. Et plus justement, cela semble être le sujet de sa peinture : La confiance, la liberté de croire et d'imaginer. Arcabas n’illustre pas les évangiles mais son rapport à eux, et la place qu’ils occupent dans sa vie, dans sa réflexion d’artiste. L’exposition en elle-même est sans façon. Malgré le caractère sacré du lieu, les peintures exécutées sur des toiles de jute ou des panneaux de bois sont accrochées sans cadres ; les tableaux se succèdent, de formats modestes à des tailles monumentales, tous agencés sobrement par des moyens rudimentaires. Je prenais plaisir à regarder l’ensemble. Il était tel que je concevais le travail pictural : exécuté dans la besogne et dans le jeu, comme un enfant joue dans la terre ; le tout montré dans la plus grande simplicité. La centaine de peintures m’encerclait et je les étudiais une à une, passant de l’ensemble au détail.

Où attacher le regard ? Aux attitudes ? D’une troublante justesse. A l’abstraction déployée pour l’aura du Christ ? Ou pour son absence ? Aux silhouettes géométriques flanquées de multiples yeux ? Le regard, en vibration constante, ne s’arrête pas, emporté par un affolement de couleurs et de nuances. Arcabas veut-il nous inscrire dans le réel où nous en faire sortir ?

Mes pensées reviennent à Unica Zürn. Je retrouve dans L’Eglise Sainte-Hugues-de-Chartreuse, l’enfance, la frontière ténue entre le rêve et le quotidien, le soin apporté aux visages, la préoccupation récurrente d’une présence immatérielle, le plaisir et le temps, inlassablement passés à construire un langage de motifs et de formes, une solitude habitée par une inspiration intarissable hors de toute explication, par nature tangible et indiscutable. Je me surprends à rêver contacter Arcabas pour lui témoigner mon admiration, bien qu'ayant conscience que cela représenterait bien peu au regard de cette œuvre.


Arcabas, Le fils prodigue, photo Céline Wagner

Arcabas, La Cène, photo Céline Wagner

Céline Wagner, extrait de La Trahison du Téel, édit° La Boîte à Bulles

Le 23 / 08 / 2018


Je viens d’apprendre la mort d’Arcabas.


Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 28 mai 2019

« De temps en temps, le psychiatre, Jean-François Rabain, vient les voir. Quand elle lui demande s’il n’existe pas un médicament qui peut la motiver à travailler, sa réponse est brève : non. Pour cela il faut que vous comptiez sur vous même. Mais elle ne peut compter sur elle-même, tout comme elle ne peut venir en aide à Hans. Que faire alors ? Rester tranquille, repenser aux bons vieux jours de bonheur et se curer le nez. Le petit doigt de la main droite en est déjà tout noir. Qu’en dirait Freud, de ces curages de nez ? Cela a-t-il une signification sexuelle ? »

Unica Zürn - Vacances à Maison Blanche


Le 07 / 09 / 2016


En cherchant des idées de couverture pour La Trahison du Réel, je réalise que la schizophrénie alimente toute une production populaire de films d’horreur basée sur le cliché du dédoublement de la personnalité… La pensée schizophrénique n’est pas dédoublée, mais morcelée...

Un autre cliché revient au fil des textes que je parcours sur Unica Zürn, celui du jeu de miroir entre l’artiste et son modèle. Comme si le lien relevait d'une forme d'abstraction. Le complice, n'est pas l’autre dans lequel on se regarde, à la recherche inconsciemment d'une image de soi, mais celui qui entend ce qu'on montre à l'état de chaos, et qui rassemble pour nous-même. Bellmer et Zürn n’ont pas laissé entre eux la place à un reflet mais bien à des expérimentations, dans le temps, qui n’évinçaient pas la solitude et la mort. Réalités qui les hantaient tous deux, chacun invitant à l'autre de s'y consacrer pleinement.


Le 08 / 09 / 2016


Tout acte artistique est un acte politique empreint de cette faculté rare, et jamais acquise, de trouver un espace de liberté où il est possible d’établir une distance entre soi et le monde. Continuer de désigner Zürn comme une malade mentale ou une femme sous domination, c’est lui retirer ce choix, avec tout ce qu’il comporte de contradiction et d’injustice. Qui mieux qu’elle, en créant une œuvre littéraire empreinte de son expérience de la schizophrénie, a touché du doigt cette distance ? Zürn a choisi les surréalistes, elle a choisi Bellmer. L’homme qui l’a accompagnée dans une déchéance annoncée et qui a contribué à faire connaître son œuvre. La question est moins de savoir si elle vivait dans l’ombre d’un artiste célèbre que le statut réducteur qu’elle occupe aujourd’hui encore dans l’art et la psychiatrie.

Dessin Céline Wagner
Dessin Céline Wagner

« Il est dans la nature des choses qu’un explorateur ne puisse pas savoir ce qu’il est en train d’explorer, avant qu’il ne l’ait exploré. Il ne dispose ni du Guide Michelin, ni d’un quelconque dépliant pour touristes qui lui dise quelle église visiter ou dans quel hôtel loger. Tout ce qu’il a à sa disposition, c’est un folklore ambigu, transmis de bouche à oreille par ceux qui ont pris le même chemin. L’homme de science et l’artiste se laissent guider, eux, par des niveaux plus profonds de l’esprit, se laissent en quelque sorte conduire vers des pensées et des expériences adéquates aux problèmes qu’ils se posent ; mais, chez eux aussi, cette opération de guidage ouvre des chemins longtemps avant qu’ils ne soient vraiment conscients de leurs buts. Comment tout cela se passe, nul ne le sait. »

Grégory Bateson - Vers une écologie de l’esprit


Le 15/ 09 / 2016


Art brut ou peindre et se désolidariser de l’art.

La notion d'art brut est une marginalité inventée par l'art officiel en panne d'imagination, qui a besoin de sous-catégories pour maintenir sa domination sur les courants de pensées et la modernité.

L’internement, l’absence de formation artistique, l’indifférence à être reconnu, peuvent-ils être le lien entre des artistes ?


Le 16 / 09 / 2016


Les œuvres des créateurs désignés comme bruts ont des références indiscutables, empruntées aux différents domaines de l'art, à un quelconque savoir-faire, à la nature... Les techniques apprises dans les écoles sont destinées à fabriquer des professionnels, non des artistes. L’art, ce terme devenu prétentieux et synonyme d'élitisme, n’est-il pas un leurre ? Est-il possible d’être dénué de connaissances artistiques ? De n’avoir jamais vu une église, un dessin d’enfant, un tableau, une broderie… Qui cherche à exprimer sa sensibilité, même isolé, même sans instruction, se retrouve, malgré lui, sur le chemin de l'art archaïque.


Le 17 / 09 / 2016


En parcourant la collection de Lausanne, je remarque, et cela n’a pas échappé aux connaisseurs, l’étrange phénomène de symétrie présent d’une œuvre à l’autre dans les productions dites brutes, et le souci esthétique de Jean Dubuffet.


Fleury-Joseph Crépin

Augustin Lesage

Jean Dubuffet

Unica Zürn se démarque très clairement de cette ligne de travail.


Unica Zürn

Plutôt que de chercher une forme d’expression inspirée par un ordre quelconque, Unica tente de reconstruire quelque chose qui n’a pas de nom.

Une création, un ordre arraché au chaos, doit-il nécessairement relever de l’inconscient ?


Le 18 / 09 / 2016


Il me semble plus intéressant de mettre en rapport une œuvre d’Adolf Wölfli avec une peinture romane, ou encore une œuvre de Séraphine de Senlis avec un vitrail gothique ; non pour ausculter l’œuvre d’un fou mais, au contraire, assister à l’intégration des mécanismes de la composition, sur les plans de la forme et de la couleur, par quelqu'un n'ayant jamais mis les pieds dans une école d'art.

Adolf Wölfli

Christ en majesté (vers 1150/1200)

Séraphine de Senlis - Marguerites

Vitrail- Cathédrale de Strasbourg

Le 19 / 09 / 2016


Zürn ne connaissait pas seulement les techniques du dessin apprises de Bellmer (dessin automatique, décalcomanie…) Elle possédait ses propres références, acquises au sein d’une famille d’intellectuels. La maison familiale était emplie d’objets rapportés du monde entier par son père photographe/reporter, elle écrivait, des scénarios et des récits... En quoi aurait-elle eu besoin de connaître les enseignements académiques, la construction dramatique, la perspective, pour pratiquer une activité qui nécessitait de laisser libre cours à son imagination ?


Le 22 / 09 / 2016


Nous sommes tellement habitués à monnayer les œuvres à des prix fous, qu’il nous paraît fou de créer sans autre ambition que de donner un sens au jour qui vient. Ce sont pourtant les mêmes qui se proclamaient artistes et qui défendaient un art désintéressé qui ont inventer l’art brut ; plutôt que d’étudier le geste créatif et pictural, ces ingénieurs ont préféré rendre hommage aux fous pour déranger l’art institutionnel et se fabriquer une image d'artistes subversifs. Eux qui, mieux que les autres, connaissaient les rouages de ce système enclin à récupérer tout ce qui gravite autour de lui. Décréter des artistes, Artistes bruts, c’est créer de toute pièce une marginalité, anéantir chacun devant un art officiel qui est entré en résistance pour retarder sa déconfiture. Et que tout artiste officiel prétend décapiter en participant à sa prospérité.


Le 25 / 09 / 2016


L’artiste brut ne peut qu'être désigné de l’extérieur.

Pourquoi informer le public de la condition psychique d’un artiste ?

La question de savoir ce qu’est l’art concerne uniquement ceux qui en font le commerce. Ceux qui l'exercent n'ont pas besoin de cette question. Les artistes, en alimentant ce débat, nourrissent le système qui précipite leur mort.


Le 30 / 09 / 2016


A mesure que je progresse, je rédige des notes, croyant saisir certains passages de mes lectures jusqu'à présent restés obscurs... Je me demande parfois si l’idée derrière une phrase est à la hauteur de sa complexité...

Devant un tel déploiement de la langue, je ne sais plus vraiment ce que je peux apporter. Et je me demande si cela ne participe pas à l’autorité du langage ; on reste sans voix devant ce qui est expliqué savamment, même si c’est incompréhensible.

Le surréalisme est une création d’élites.

Quelques termes employés par André Breton : Réalité absolue, automatismes psychiques purs, fonctionnement réel de la raison... m'effrayent. Ils ressemblent à des incantations. Gnose ?


Le 02 / 10 / 2016


Peindre c’est trouver la transversale qui relie l’être à l’évènement.


Le 03 / 10 / 2016


L’homme Jasmin est vrai. Unica est en état d’isolement, même hors des murs de l’hôpital psychiatrique. La réalité des autres est une entrave à sa présence de ce guide spirituel. Avec l’âge, la rencontre avec l’être élu est de plus en plus associée à la mort. Comment interpréter cette fascination ? L’envie de mettre un terme à toute souffrance, l’attente du merveilleux ; quel merveilleux pourrait bien apparaître en mourant ?

Zürn est mystique ; je ne le suis pas, comment franchir cet abîme pour avoir accès à sa pensée ?

Unica ne veut pas guérir, mais se défaire des dernières chaînes qui la retiennent au monde réel et l’empêchent d’atteindre le bout de sa folie.

Le 04 / 10 2016


Secret véritable, liberté absolue, authentique promesse... Zürn ne spécule pas sur la mort, sa fascination réside dans son mystère.


Le 05 / 10 / 2016


Mourir et la mort. Vouloir mourir ou vouloir la mort ? Quelqu’un m’a dit un jour « J’ai peur de mourir mais je n’est pas peur de la mort».

Mourir, s’évader de la prison matérielle, de ses fidélités, de ses responsabilités. Se montrer capable de n’être impressionnée par rien.

La mort, étendue pleine de promesses. La plaine infinie et mystérieuse à perte de vue. L’espace mêlé au temps, sans ligne d’horizon.

Après l’avoir tant espérée et tant redoutée, après avoir retardé le moment de se lancer, Unica a fini par faire le pas. Quel a été ce pas ? S’est-elle levée de sa chaise, d’un bond ? A-t-elle tout simplement franchit le bord de la fenêtre comme on franchit le seuil d’une porte ? S’est-elle approchée lentement, hypnotisée par le vide, cet espace abstrait donnant sur le ciel ?

Gilles Deleuze a mis fin à ses jours dans les mêmes conditions.

Portrait d'Unica Zürn d'après photo. Céline Wagner

bottom of page