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  • Photo du rédacteurCéline Wagner

Un jour, dans un livre, tu lis une énumération de souffrances et de colères qui pourraient être les tiennes, cela t'apaise tant que dans la foulée, tu as envie d'en remercier l'auteur. Mais tu te ressaisis, l'idée est ridicule, un remerciement, de ta part de surcroît, n'a aucune valeur. Te voilà encore à vouloir remercier qui... La minute suivante tu effectues un calcul, pour faire l'économie d'une humiliation tu en choisis une autre moins douloureuse, écrire, tu sais qu'il te faudra du courage parce que tu n'accordes aucun crédit à ta personne, à ton vécu. En même temps, tu fais preuve d'un orgueil démesuré car, les saloperies que tu as vues et entendues tu les a enfouies si loin que tu condamnes tous ceux qui n'ont pas fait comme toi. Les enfouir plutôt que de les répandre à tout-va. Néanmoins, quand tu prends la plume, les mots retombent lourds et informes, comme si tu ne les avais jamais appris, jamais dits, tu ne sais plus penser ni écrire les mots les plus ordinaires, alors qu'il y a deux minutes on ne t'arrêtait plus, tu crachais ton histoire aux visages de tout le monde, aux gens autour de la table, tu plombais la fête, alcoolisée, intarissable.

À présent à l'écart, dans une chambre ou dans la rue, tu as honte. Tout ce que tu as dit paraît excessif et ridicule. Tu as débordé. Et quand bien même avec le temps, après avoir repris tes esprits, tu voudrais l'écrire, mieux le dire, tu n'es plus foutue de discerner d'où vient le mal, celui qui contamine tes choix, tes liens avec les autres, la manière dont tu te tiens devant les étrangers, ta famille, ton milieu professionnel, terme plus prétentieux encore que tous les autres, recouvert d'un coulis de fraises parce qu'une poignée de gens talentueux s'y promènent, et qui abrite exactement la même tendance libidineuse à l'œuvre dans tous les milieux sociaux, dans toutes les sphères sociales...

Ce mal viendrait-il du jour où tonton t'a tripotée la première fois, difficile à dire... s'agit-il seulement d'un événement, c'est tellement banal, énorme et banal... Ça passe tout seul, comme une grosse pastille, regarde les autres, ils/elles vont très bien... D'ailleurs si tu réfléchis bien, d'autres hommes ont pris le relais de tonton. Ce n'étaient pas des pédophiles, tu étais adulte, ce n'étaient pas des violeurs, tu leur as dit oui, tu les as choisis, tu les as aimés, au point de frôler la mort, au point de pardonner l'impardonnable, les humiliations, la condescendance, la violence, au point de rire de l'estime de toi, de la confondre avec de l'égoïsme, une forme d'étroitesse d'esprit, comme s'il s'agissait d'une philosophie que se donner à l'autre sans broncher, par soucis d'abandonner des principes ridicules, une pudeur de midinette, de cul-bénit, car d'emblée tu méprises les diffuseurs de confiance et d'espoir, également et plus encore leur clientèle, leur naïveté, leur disposition à se livrer tout entier à un maître, parce que d'emblée il a coulé sur la face du monde adulte un goudron immonde à la puanteur ubique.

Ne fixer que le plaisir de l'autre parce que, tu en es certaine, le tien n'a pas d'importance, ce n'est pas lui qui compte, tu crois qu'à force de te dévouer, le tien viendra forcément. Pas le plaisir de la conversation, non, ni des beaux sentiments, mais le plaisir du sexe. Parce qu'on te l'a volé tu le traites comme tout ce qui n'a plus de valeur. Ce qui étais à toi et qu'on t'a pris, dans lequel on a fouillé, dans lequel on a regardé, qu'on a utilisé, pétri, mâché, tu n'en veux plus, il te dégoûte, tu leur laisses, qu'ils s'amusent, tu boiras comme un trou, plus tard, pour ne pas pleurer. Voilà la façon d'être dont tu es fière : laisser à l'autre ce qui ne vaut rien et qui n'a pas d'avenir, ta jeunesse et ton corps. Et c'est vrai que, d'une certaine manière, c'est héroïque. Beaucoup de gens héroïques, seulement dans l'âme, rêveraient d'abandonner au monde tout ce qu'ils ont...

Par moment, tu la vois, détachée au premier plan de tes horizons, l'entreprise de sape que tu perpètres sur toi-même. Tu comprends que, même quand tu es au fond du trou, en panique, tremblante et défoncée, en prise à des angoisses carabinées, il reste un peu de ta lumière à dévorer et qu'il y aura toujours quelqu'un pour jouir de te consoler, de te savoir fragile, de se sentir indispensable, quitte à te laisser après la baise à tes délires, auxquels il n'entrave que dalle. Et tu le remercieras de t'avoir tendu la main.

Tu t'éteins. Et tout en te demandant ce que tu fous là, en tous lieux, tu restes, domestiquée, sans comprendre d'où vient la main d'acier sur ta tête qui te fait plier, l'autorité qui te tétanise. Est-elle en toi ? Vient-elle du dehors ?

Tu sais que quelque chose s'est cassé dans tes fondations, des gens férus de psychanalyse dans ton entourage te le disent souvent et toi, démunie, tu décides de les croire sur parole même si tu conchies la psychanalyse, parce que l'idée de tout ramener à la libido te donne envie de vomir.

Tu sais que tu es un animal. Intuitif, créatif, tu ne veux pas briller tout en le voulant quand même. Comme le paon qui parade avec ses plûmes superbes, tu veux aussi être aimée et admirée. Mais tu l'as remarqué, si tu n'es pas fragile, les hommes se détournent de toi, si tu ne baisses pas les yeux tu leur fais peur et provoques parfois leur violence. Alors, tu t'amoindris pour être désirée, tu acceptes un maître plutôt que de laisser libre cours à ta puissance. Tu deviens mesurée et tolérante. Tu essaies de voir ce qu'il y a de bon en chacun, tu ne veux blâmer personne, tu ne veux pas prendre partie - tout le monde a ses raisons de faire ceci ou cela - tout mettre sur le dos de tonton serait réducteur, tonton n'avait pas mauvais fond...

Il t'a coincée dans le garage deux fois, a glissé ses grosses mains noires de cambouis sur les zones interdites de ton corps, le seul espace à toi, absolument privé, et deux fois tu as réussi à t'esquiver. Tonton n'était pas un violent, il t'a laissé filer. La première fois, il t'a eu par surprise. Lui qui avait la plus grande indifférence pour les enfants, voilà qu'il te parle gentiment, te demande d'approcher. Vous êtes tous les deux seuls dans son garage, il y a au mur des centaines d'outils. Par un drôle de mécanisme, dans cette situation que tu sens inhabituelle et inquiétante, tu te figes, la main d'acier appuie de toutes ses forces sur ta tête, tu perds ton regard dans les outils, en admire le rangement méticuleux, et pendant ce temps tonton t'a pris la main, en douceur il a pressé ton dos contre son sexe, posé sa main contre le tien et se masturbe. De temps en temps il caresse ton pubis à travers ton short et te demande : "C'est quoi, ça ?" Tu as sept ans, mais tu sais très bien ce qu'il veut entendre, tu ne veux pas lui donner ce qu'il veut alors tu réponds à côté en regardant les outils : "C'est un tourne-vis ?". Il repose la question, "Un étau ?".

La troisième fois, tu as imaginé une stratégie et invente un impératif pour remonter, tu dois aider ta tante à l'étage. Il te lâche. Toute la journée et les jours suivants, tu te refais le film. Tes joues sont en feu à l'idée de ce que TU as fait, ce que TU as dit. Tu as honte et en même temps tu te demandes si tonton t'aime. Trois jours après, tu retournes dans le garage. Tonton est là et ça recommence. Cette fois, tu en es sûre, c'est sale. TU es sale. Tu ne sais pas encore que c'est pour toujours, mais tu le sens. Sale à cause de lui, mais pas seulement.

Tu as du mal à voir en tonton une ordure. Il ne t'a jamais grondée, jamais frappée, il ne vient pas te chercher dans tes cachettes. Et puis, toute la famille rit avec tonton. Si tu n'étais pas retournée dans le garage, peut-être ne serait-il jamais revenu vers toi. Jamais revenu vers toi. Adulte, tu comprends que sans tes parents, eux-mêmes abrutis par une force mystérieuse dont ils ne savent pas si elle vient du dedans ou du dehors, tu ne te serais pas retrouvée le dos contre la bite de tonton. Tes parents avaient, pour le dire sans phare, de la merde dans les yeux. Tu le vois à présent, limpide. Que s'est-il passé ? Ont-ils fait comme les trois quarts des gens, relativisé les signaux qu'a envoyé tonton quand il a essayé de baiser ta mère des années plus tôt, ta cousine, et même ta grand-mère, comme il se chuchote dans les couloirs de la famille... Toutes ses femmes qui murmurent et n'ont rien dit, quand tes parents ont continué de t'envoyer en vacances chez lui, à Pâques, quinze jours par an durant des années. Du coup, tu ne sais plus si tu te souviens de tout ou si, encore une fois, tu n'as pas enfoui un sac de merde trop encombrant quelque part, dans une zone de ton esprit, scientifiquement identifiée par la psychanalyse. Tu ne le sauras jamais et tu t'en fous.

Quand on te demande si tu te sens pénalisée d'être une femme dans ton milieu professionnel, le voile qui recouvre tes yeux trahit le trouble dans ton analyse. La question sonne absurde et désuète, tu balbuties, tu accouches péniblement de phrases inabouties, tu ne sais pas. La question n'éveille en toi aucune image. La femme et l'artiste sont clivées, et te voilà à nouveau enchaînée à la première quand l'autre devait t'offrir une chance de t'en délivrer. La société ne veut pas de l'artiste. Elle veut la femme. Toutes les sphères sociales que tu as traversées depuis l'enfance n'ont été que le prolongement d'une trajectoire qui a démarré bien avant ta venue au monde. Tonton n'a eu qu'à te cueillir à un point P.

Tu écris des livres. A travers la vie d'autres artistes dont tu fais des personnages tu entremêles les trajectoires, tu les recoupes avec la tienne. Tu t'inscris docilement dans un secteur d'activité qui t'inspire autant de respect que la psychanalyse et tu fermes les yeux sur l'enfance.

Cette histoire a plus de trente-cinq ans, pourtant, te voilà encore en train d'écrire, essayer d'en faire une boule. Une boule que tu pourrais extraire de ton corps, tenir dans ta main, regarder sans l'avaler de nouveau pour la cacher. Une boule que tu pourrais montrer aux sociétés humaines comme un échantillon de leur propre merde, à toutes, parce que cette merde n'est pas tienne. Tu ne sais pas si tu vas gagner, tu en fais le pari. Tu n'as pas guéri de tes angoisses, tes addictions, ton équilibre est un château de sable sur lequel tu veilles tous les jours et que tu crains de voir s'écrouler au moindre courant d'air. Tu le reconstruis, mais tu vieillis, chaque fois que ton château s'effondre à nouveau, tu fatigues. C'est à terre que tu prends la parole, parce que tu ne veux pas emmener tout cela dans la mort. On ne choisit pas ce qu'on a à dire. Et tu ne veux pas laisser une image photoshopée de ton passage. Et tu ne veux pas les épargner. Tu sens bien que ne rien dire n'appartient pas au monde des vivants.

Bientôt tes cheveux seront blancs, les hommes ne te regarderont plus, il n'y en aura plus un seul pour soupçonner d'où tu viens, ce qu'a été pour toi leur sexe, leur désir que tu as vécu comme un poison tout comme ils n'ont jamais compris le tient, toutes ces années où ils te désiraient. Au seuil de la vieillesse, tout devient limpide, plus que l'eau la plus pure, tu es une femme.

Étrangère aux jardins secrets, tu ne peux pas te cacher, tu n'as pas droit aux apparences, aux récits imaginaires. Les mots, tu les connais, tu sais les écrire, tu sais à présent que tu ne peux pas duper les femmes, elles connaissent les mots, elles savent les écrire, tu ne peux duper que les hommes qui, quand tu implores le noir, te rêvent nue dans la lumière.




  • Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 30 oct. 2021

L'intégralité de cet album est en accès libre, si vous le souhaitez vous pouvez faire un don.


Je remercie Frédéric Hirth pour sa confiance et la mise à disposition de sa correspondance.


Vingt-cinq ans plus tard...


© Céline Wagner

Je te dessine, vingt-cinq ans après, c'est toujours toi, un personnage de Genet ou de cette vie qu'il écrivait...

Carcassonne 2019, nous avons rassemblé notre correspondance pour achever ce livre, encore une illusion...

Les références artistiques présentes dans ce livre :  Frida Kahlo à travers le masque, Vincent Van Gogh Tête de Mort à la Cigarette, Piero della Francesca Diptyque des ducs d'Urbino, Albrecht DürerAuto-portrait, Michel-Ange La création d'Adam, Jérôme Bosch Le jardin des délices,Giovanni Battista Tiepolo Renaud et Armide.

©Céline Wagner

Première parution, édit° Des Ronds dans l'O 2008

  • Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 22 oct. 2020

La création est un cri de liberté poussé entre des murs. Si auteur de bande dessiné ne peut être un statut alors qu'il soit un activisme, qu’il tende à engager l'auteur et le lecteur dans une autre façon de penser la l'œuvre.


©Céline Wagner - extrait de Frapper le Sol

Ces albums sont mis en accès libre au risque de marquer une rupture avec leurs premiers éditeurs. La rupture est le risque à prendre, et peut-être le prix à payer quand on défend sa liberté. Sans entrer dans le détail je me dois de dire que rien ne justifie qu'on ne respecte pas les engagements professionnels qui sont la base du métier d'éditeur, à savoir la rémunération du travail et la date de parution d'un livre en librairie, laissant traîner les choses des mois, des années parfois. Un temps durant lequel l'auteur est privé de son bien le plus fondamental, l'œuvre et cette dernière, de sa possibilité d'exister. Que l'on soit petit, moyen ou grand éditeur, rien ne justifie de ne pas payer un auteur. Si l'on ne peut pas assurer la rémunération d'un auteur on ne sollicite pas des pages, un ouvrage, des rencontres, une œuvre. En imposant des délais de surcroît ! Les notions de travail et de rémunération valent pour tous les métiers.

Le grand public sait à présent que la grande majorité des auteurs de bande dessinée ne parvient pas à vivre de sa production. Même si la Ligue des Auteurs Professionnels et autres organisations syndicales obtenaient des avancées significatives sur le statut d’auteur par exemple, nous serions très peu nombreux à bénéficier de telles mesures. Ce statut ne pourrait concerner que les auteurs sous contrat de façon régulière avec des éditeurs ou autres acteurs culturels...

Les créateurs qui s’aventurent sur des chemins peu rentables, qui s’attèlent à l’exploration, à défricher des voies peu empruntées, parce qu’ils s'approchent des branches artistiques éloignées de la bande dessinée ou du roman graphique par exemple, ou parce qu’ils demeurent confidentiels en raison de leurs thématiques, de leur démarche - comme cela est souvent le cas dans le domaine du théâtre ou de la danse - ces créateurs-là ne bénéficieront jamais d’un statut, parce qu’ils ne peuvent rien garantir, ni rentabilité, ni réussite, ni succès d’estime ; pas plus qu'ils ne peuvent quantifier leurs heures de travail, souvent bien supérieures à ce qu’exigerait la mise en place d’un statut.

Un créateur (quelque soit son domaine) travaille le jour comme la nuit, mange en travaillant, ne connait ni repos ni vacances ; et quand par malheur il doute, qu’il lui semble que tout le temps consacré à ses recherches ne l’a mené nul part, il s’écroule. A ce moment-là il peut rester improductif des semaines entières et en prise à des épisodes dépressifs. Tout dépend des tempéraments... Bref, il est aisé de comprendre que créateur/artiste/auteur n’est pas un métier comme on l’entend, ou plutôt, répondant aux grilles traditionnelles du monde néolibéral qui est le nôtre. Si les auteurs et créateurs attendent après un statut pour se lancer, ou poursuivre leur activité, ils disparaitront purement et simplement. Et ne restera que des artistes à potentiel médiatique, à caractère rentable pour de nombreux secteurs comme l’édition, le cinéma, la télévision, la publicité.

Quand je rêvais d’être artiste, à quinze ans, au moment où j’ai pris l’école en grippe (et ce à quoi elle me destinait), je me suis construite avec mes propres lectures, principalement des biographies d’artistes que j’empruntais dans la bibliothèque de mon père. Plus tard je les achetais à bas prix quitte à me priver de vêtement neufs, de repas ou de cigarettes… Je nourrissais mon esprit avec des vies passées. Les peintres, souvent des enfants de bonnes familles, avaient trahi le pacte familial pour vivre au jour le jour, mus par la passion de l’art, l’obsession d'exister dans la peinture, le refus de la compromission… et je pensais que je pourrais mener une vie dans ce genre-là de nos jours. L’art, la création, n’a jamais été pour moi synonyme de gain, de salaire, d’indemnité, de statut. Pourtant, comme tout artiste je rêvais d’en vivre, simplement pour continuer de créer et pour jouir d’une reconnaissance sociale. Je n’ai jamais rêvé de gloire car cette notion se rapporte à mes yeux aux paillettes, à un concept mondain que j’exècre.

L’artiste devait avoir une certaine indifférence pour lui-même et pour son œuvre et être capable de mourir pour elle. Notions paradoxales à première vue tandis qu’au contraire elles s’accordent parfaitement. Nous sommes incapables de mourir si nous nous accrochons à quelque chose. L’art est tout pour l’artiste et pourtant l'objet de son existence doit s’envoler. Un jour l’artiste meurt et c’est bien ainsi, la vie est d’une simplicité extrême.

Cette vision des choses peut sembler bien romantique et en effet, je rapporte ici mes pensées de vingt ans. Aujourd’hui, les multiples désillusions que j’ai essuyées me soufflent que Modigliani n'aurait pu exister de nos jours.

Construire sa philosophie d’artiste du XXI ème siècle sur la vie d’artistes du XIX ème est inconscient, téméraire, naïf ; tout ce que j’étais. Alors que faire aujourd’hui ? Comment poursuivre l’œuvre sachant qu’elle ne pourra jamais exister comme je l'ai rêvée ?

Remarquez, depuis le début de ce texte au sujet de l’art et des créateurs, le mot Liberté n’est pas apparu une seule fois, sauf dans le titre, à la suite du vocable Accès.

La liberté est la première notion qui déclenche le moteur d’un artiste (que ce dernier ait fait une école ou pas, je réserve à ce propos un prochain billet sur l’école)... La notion de liberté est au cœur du métier d’artiste. Pourtant il est exclu de toutes les négociations en cours avec le gouvernement ou le Syndicat National de l'Edition.

La liberté n’est pas un facteur à prendre en compte. Comme une évidence, personne ne paiera pour la liberté des choix artistiques du créateur, personne n’assurera un statut à cette liberté, à l’exploration, l’expérimentation ; à l’échec potentiel induit par tous travaux de recherches.

Dans ce cas, bénéficier d’un statut pour un artiste équivaut à devoir rendre des comptes. De quels ordres ? Commencer par justifier d’un temps passer à l’œuvre en terme d’horaires qui seront associés à des tarifs/horaires, de justifier de projets qui ont abouti à des publications à compte d’éditeurs - car les publications à compte d’auteurs sont exclues des critères d’éligibilité aux demandes de bourses ou d’aides à la formation - de courir après le cachet au même titre que les intermittents du spectacle, accepter tout et n’importe quoi pour conserver son statut, dont on ignore à ce jour quels droits sociaux il ouvrirait à ses bénéficiaires…

Les statuts professionnels sont indispensables dans la société dans laquelle nous vivons. Que les artistes/auteurs soient tenus d’obtenir un statut pour vivre dans cette société montre à quel point ils n’y ont pas leur place.

Pour la grande majorité des auteurs qui ne pourrons pas prétendre à un statut, parce que leurs ouvrages ne se vendront pas en librairie, il faudra trouver une autre façon d’exister.

Car après tout créer c’est créer un mode de vie, imposer son existence et celle de son travail, sa proposition d’un monde en réponse à un monde qui nous est livré en kit. Comme beaucoup d’autres artistes, je cherche, moi aussi dans mon coin comment continuer. Comment partager avec les lecteurs et les spectateurs des images pour s’évader. Je ne me résous pas à arrêter pour cause de conditions de travail trop difficiles. J’ai la chance d’être soutenu par mon compagnon, aussi jeter l’éponge serait impardonnable. Pourtant j’y pense très souvent. Puis je reprends mes pinceaux et regagne inlassablement ma table à dessin ou l’espace de ma toile. Aujourd’hui j’ai décidé de sauver par le numérique certains albums de ma bibliographie auxquels je tiens comme aux années de ma vie que je leur ai consacrées.

On ne peut pas lutter contre un système qui veut qu'un titre soit immédiatement poussé en librairie par le suivant alors qu'il vient à peine d'y être placé. Les auteurs n'ont aucune prise sur la politique d'un éditeur. Seule la forte rentabilité d'un titre peut infléchir ce rapport. Quelle réponse donner au gâchis, à l’absurdité de notre tâche qui veut que nous travaillions des années sur des livres qui ne survivent pas deux semaines dans les lieux de ventes ? Quand par chance ils ont réussi à y être placés par un diffuseur sur des critères demeurant flous pour les auteurs et les lecteurs ?

Nous refusons d'admettre, par respect pour la culture, que seul compte le facteur financier et pourtant…

Les livres rentables sont visibles mais ils ne sont pas la majorité des titres présents sur les catalogues des éditeurs. La diversité et la quantité des titres proposés est le fait d'auteurs confidentiels dont les noms sont inconnus pour la grande majorité d'entre nous. Que faire quand nous sommes l'un d'eux ? Poser les pinceaux et renoncer aux livres que nous avions en tête, que vous rêvions de réaliser même au prix de longs mois de pain dur ?

Et surtout, est-ce envisageable au bout de vingt ans de métier ?

Pour toutes ces raisons je mets en accès libre mes albums abandonnés dans les placards des éditeurs. J'en ai récupéré les droits. C'est une décision difficile à prendre. Elle impose d'en faire la demande, de rompre le contrat qui nous liait, de m’exclure volontairement d'un catalogue, de renoncer à son prestige, à sa vitrine...

Mais j'ai trouvé la force de le faire au nom de ma liberté d’artiste.

Ce que le système de l’édition aujourd'hui ne peut s’approprier, même en pratiquant l’invisibilité, l’oubli et la surproduction, est une œuvre. L’éditeur, celui par qui l'œuvre arrive jusqu'au lecteur, en est le locataire tant qu’il peut en assurer la visibilité.

Tous les créateurs n'ont pas vocation à monter leur propre structure éditoriale. La création est un cri de liberté poussé entre des murs blindés. Si auteur de bande dessiné ne peut être un statut alors qu'il soit un activisme, qu’il tende à engager l'auteur et le lecteur dans une autre façon de rêver et de penser.

J’ai placé l’option peu glorieuse Faire un don sur les pages de mes sites et blog pour soutenir l’auteur et les œuvres ; parce que j’ai imaginé que la culture, l’art, la littérature, toute cette nourriture inestimable qu'on ne saurait limiter à des études de marché, sera peut-être un jour financée par la collectivité... Que chacun pourrait choisir de faire vivre des œuvres de toutes natures en dehors du circuit préétablit de la grande distribution, que la toute puissance a une limite, la liberté d'une œuvre.

Bonne lecture à vous.

Céline Wagner

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